RAMUZ - AUBERJONOIS - STRAVINSKY
Attiré - comme tant d'autres artistes de son époque - par ce coin de pays protégé de la civilisation, mystérieux, doté de paysages sublimes et sauvages, Muret va succomber à son charme et décider de venir vivre en Valais, à Lens. Il y construit un chalet et s'y installe dès 1902. Dans son sillon, des personnages devenus depuis célèbres, l'ont rejoint, qui pour passer quelques instants en sa compagnie, qui pour échanger avec lui, qui pour éprouver les mêmes sensations qu'il a lui-même ressenties. Ainsi Lens a-t-il eu l'honneur d'accueillir et d'inspirer des hommes dont le renom fait l'objet de la fierté de la population qui en garde un vif souvenir.
Ci-contre: Aspect actuel du chalet de Muret appelé couramment chalet Cuenod. C'est là que Muret recevait ses amis pour partager de plantureux repas bien arrosés et animés par de vives discussions au sujet de l'art, pratiquant ainsi ce qu'ils avaient baptisé "La métacuisine".
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RENÉ AUBERJONOIS (1872-1957)
Peintre d'origine vaudoise lui aussi, ami de longue date de Muret - ils ont suivi un parcours de formation commun à Paris et travaillent fréquemment ensemble, peignant souvent les mêmes sujets, essayant d'affirmer leur style propre - Auberjonois fut un fidèle ami de Muret et vint souvent le rejoindre à Lens où il demeurait sous son toit.
De caractère fort différent, assidu à la tâche, travailleur, il lui arrivait régulièrement de houspiller son camarade qui était, lui, plutôt épicurien (sa passion pour la gastronomie était connue loin à la ronde) et rêveur, voire paresseux, quoique toujours hanté par le doute concernant son talent, ne se considérant pas comme un vrai artiste.
Difficile de ne pas imaginer que les deux peintres ne se sont pas inspirés du même personnage.
Auberjonois a également peint assez souvent le village de Lens. Hugo Wagner, qui a publié le catalogue raisonné d'Auberjonois, lui attribue dix-sept œuvres inspirées par Lens entre 1901 et 1902, dont le paysage d'hiver à Lens ci-dessous.
Par ailleurs, on lui doit notamment ce portrait de Muret au travail devant un vitrail :
CHARLES FERDINAND RAMUZ (1878-1947)
C'est René Auberjonois, justement, qui va encourager son ami Ramuz - écrivain dont il a fait connaissance en 1902 à Paris et avec lequel il s'est lié d'amitié - à "monter" à Lens à la rencontre de Muret en 1906. A son tour, Ramuz tombe sous le charme du village qui devient "les lieux aimés". Il y reviendra à de nombreuses reprises, par exemple en 1907, afin d'y achever l'écriture du "Village dans la montagne". Il s'installera à l'Hôtel Bellalui, l'unique pension du village. En plus d'écrire, il va pouvoir s'imprégner de l'âme de cette région, des gens qui y habitent, trouvant là une source profonde d'inspiration pour ses futurs romans.
En 1908, il y séjournera du 4 mars au 16 mai, période durant laquelle il écrira le roman Jean-Luc persécuté. On trouve dans ce récit une allusion directe à son ami Muret : "Ils revenaient ensemble, Jean-Luc et la bande de filles, dans l'ombre plus épaisse, où l'étang brillait comme un plat d'argent. Ils causaient, on passait devant la maison du peintre; un petit chien aboyait, et il y avait aux fenêtres des caisses peintes en bleu pleines de géraniums".
De plus Ramuz va dédier ce premier roman valaisan au peintre. La dédicace "A Albert Muret qui est de là-haut" causera le plus grand plaisir à Muret.
De 1908 à 1918, l'écrivain séjournera encore à de multiples reprises à Lens. Il s'est attaché à l'endroit et évoque avec nostalgie les moments heureux qu'il y a passés.
Ludivine, la servante de Muret semble avoir largement contribué à l'attachement qu'éprouve Ramuz pour ce lieu, bien que son nom n'apparaisse jamais dans les écrits. Maurice Zermatten, dans "Le pays du Grand Secret, Ramuz à Lens", au chapitre XI, décrit avec sensibilité les tourments que laissent transparaître les textes du romancier troublé et désorienté par les sentiments qui l'emportent malgré sa réserve naturelle.
Ludivine servant Muret Portrait de Ludivine par Muret
Pour terminer l'évocation des séjours de Ramuz à Lens, laissons parler l'écrivain lui-même: dans "Souvenirs sur Igor Strawinsky", ce dernier s'exprime ainsi : "Les repas chez M. (Muret) commençaient généralement par un muscat du pays servi en carafe, mais dont la belle couleur pissenlit portait vite à ce que l'un de nous avait baptisera "métacuisine" : essai de conciliation, d'ailleurs facile, entre ce qui était du palais, et ce qui était des oreilles; entre les sensations du goût et celles de l'ouïe (ou de la vue); plus généralement et plus profondément, nouvelle - et décisive - tentative de réconciliation entre l'âme et le corps".
Ramuz ne cite pas et ne commente pas l'œuvre picturale de son ami : elle ne correspond pas à l'idée qu'il se fait de la peinture. Par contre, il apprécie celle d'Auberjonois et en parle souvent.
Les deux compères collaboreront pour la première fois en 1923, lors du centième anniversaire de la mort du Major Davel.
IGOR STRAVINSKY (1882-1971)
Le grand compositeur n'a semble-t-il effectué qu'un court séjour de deux jours à Lens, à fin mai 1918. Lors d'une soirée mémorable, la "métacuisine" fut certainement appliquée avec générosité, si l'on s'en réfère aux comptes-rendus commis par les différents acteurs de la soirée.
Stravinsky, exilé en Suisse et ayant perdu toute sa fortune suite à la Révolution de 1917, collaborait avec Ramuz depuis leur rencontre, en 1915, à l'initiative d'Ernest Ansermet. C'était également un grand ami d'Auberjonois.
C'est la collaboration entre ces trois personnages qui donna naissance à la célèbre "Histoire du Soldat", Ramuz écrivant le texte, Stravinsky composant la musique et Auberjonois peignant les décors.